1.- «Va-t-on vers une déconnexion, dommageable pour la sécurité juridique, de la fiscalité et de la comptabilité ?» (O. Fouquet, C. Lopater, « La convergence fiscalité - comptabilité a continué de s'affaiblir en 2020 » : FR 13/21 n°2).
S’il est sans doute trop tôt pour apporter une réponse définitive à cette question, force est de constater que le phénomène de la «déconnexion» fiscalo-comptable a continué de se manifester au cours de l’année 2021.
2.- Deux affaires peuvent à cet égard être prises à témoin, parmi lesquelles tout d’abord celle qui a donné lieu à la décision Bio-Rad Holding France.
Dans cette affaire, le Conseil d’État a notamment été saisi de la question de savoir si une indemnité transactionnelle versée par un contribuable à l’un de ses partenaires commerciaux, aux fins de mettre un terme au litige qui les opposait devant la justice et de préserver leurs relations à venir, relevait de la catégorie comptable des charges courantes d’exploitation, visée par l’article 1586 sexies du CGI relatif aux modalités de calcul de la CVAE.
Pour répondre par la négative, le Conseil d’État s’est borné à relever que «ce versement … ne constituait pas le remboursement de redevances dues à l'Institut Pasteur et ne présentait pas de caractère récurrent», d’où il a déduit que la qualification de charge exceptionnelle avait été retenue à bon droit par l’administration.
Pourtant, en droit comptable, pour savoir si une charge relève de la catégorie des charges d’exploitation ou des charges exceptionnelles, il y a lieu de déterminer, non si cette charge est récurrente, mais bien si elle est intervenue «dans le cadre de [l’exploitation] [de l’entreprise] et de ses activités courantes» (CNCC, avis EC 2012-09, juin 2012 ; Conseil national de la comptabilité, Étude sur l'évolution de la comptabilité et son utilisation comme moyen d'information de l'entreprise - La mise en œuvre du nouveau Plan comptable général : explications - propositions - orientations : Imprimerie nationale 1989, doc. n°77).
Certes, dans des affaires antérieures, le Conseil d’État a déjà eu l’occasion de se prononcer à propos du rattachement d’une charge en particulier aux catégories de l’article 1586 sexies en tenant compte de la récurrence de ces charges.
Toutefois, dans ces affaires, le caractère récurent des charges considérées ne constituait qu'un simple indice, comme en atteste l’emploi de l'adverbe «notamment» (V. par ex. CE, 28 nov. 2018, n°413121, SNC Lancôme Parfums et Beauté et Cie, aux t. sur un autre point ; CE, 17 oct. 2018, 405414, CRCAM Nord Midi-Pyrénées – CE, 26 juill. 2018, n°405376 et 396994, CRCAM Nord Midi-Pyrénées et CRCAM de la Touraine et du Poitou – CE, plén., 9 mai 2018, n°388209, Caisse régionale du crédit agricole mutuel de Pyrénées Gascogne, au rec. sur ce point), que l'on ne retrouve pas dans la décision Bio-Rad Holding France.
Sans doute, l’approche qui consiste à définir le caractère ordinaire d’une charge au regard exclusivement de sa récurrence aboutira généralement au même résultat que celle qui consiste à analyser le lien qu’entretient la charge considérée avec l’exploitation normale de l’entreprise.
Pour autant, on comprend mal que cette divergence, aussi tenue fût-elle, puisse persister alors que rien ne s’oppose, sur le terrain proprement juridique, à un véritable alignement de la fiscalité sur la comptabilité.
3.- Illustrant à nouveau le phénomène de la déconnexion fiscalo-comptable, l’affaire SEML Paris Seine mettait en cause une société d’économie mixte locale qui exerçait une activité commerciale et dont il s’agissait de savoir si elle pouvait être qualifiée d’ «entité du secteur public» au sens du 6 de l’article 211 du PCG, devenu depuis lors l’article 211-4 du même plan, selon lequel «pour les entités du secteur public, les éléments utilisés pour une activité ou pour la partie d’activité autre qu’industrielle et commerciale, et dont les avantages futurs ou la disposition d’un potentiel de services attendus profiteront à des tiers ou à l’entité conformément à sa mission ou à son objet» doivent être considérés comme des éléments de l’actif.
Pour répondre à cette question par l’affirmative, la cour administrative de Versailles a cru pouvoir retenir, par une décision du 24 septembre 2020, «que la ville de Paris [détenait] plus de la moitié du capital social de la [société]», d’où elle a déduit, d'une part, que ladite entité devait nécessairement être regardée comme «[appartenant] au secteur public, indépendamment de sa forme juridique et de son activité industrielle et commerciale», d'autre part, que la société avait à tort déduit en charges le coût des travaux afférents à un ouvrage qui avait le caractère d'un actif en application du 6 de l'article 211 précité.
À première vue, cette approche pouvait se prévaloir de la jurisprudence rendue en application de l’article 34 de la Constitution, qui prévoit la compétence du législateur pour les transferts de propriété «d’entreprises du secteur public» au secteur privé (Cf. CE, ass., 24 nov. 1978, n°04546 et 04565, Syndicat national du personnel de l’énergie atomique (CFDT) et Schwartz, au rec. sur ce point – CE, ass., 22 déc. 1982, n°34252 et 34798, Comité central d’entreprise de la SFENA, au rec. sur ce point. Rappr. CE, 9e – 8e s.-s., 3 sept. 1997, n°156599, aux t.- Dans le même sens v. Cons. const., 1er août 2013, n°2013-336 QPC, Sté Natixis Asset Management).
Toutefois, suivant le texte même du paragraphe 6 de l’article 211, la clef d’entrée dans le champ de ces dispositions réside, non dans la provenance des capitaux, mais bien dans l’exercice d’une activité qui bénéficie à des tiers, en dehors de toute logique industrielle ou commerciale.
Cette analyse est corroborée par le fait qu’en droit comptable la notion de secteur public englobe habituellement les seules personnes en charge d’un service public.
Tel est par exemple le cas lorsqu'il est question du champ de compétence du Conseil de normalisation des comptes publics (CNOCP) (V. par ex. la lettre de mission du 13 mai 2008 à l’origine du processus de réflexion autour de la création du CNOCP).
De même, on peut noter que le référentiel IPSAS relatif à la comptabilité publique est inapplicable aux «entreprises du secteur public», c’est-à-dire, à celles qui, détenues majoritairement par une personne publique, «ne présentent pas, en substance, de différence avec les entités menant des activités similaires dans le secteur privé» (Manuel des normes comptables internationales du secteur public, 2015, T. I, p. 165).
Mais surtout, l’interprétation qui consiste à réserver la qualification d’entité du secteur public aux entités publiques autres que les entreprises publiques exerçant une activité industrielle et commerciale n’est autre, selon nos informations, que celle qui est retenue par l’Autorité des Normes Comptables (ANC).
Compte tenu de ce qui précède, il était donc permis de douter de la pertinence du critère capitalistique retenu par la cour administrative de Versailles.
Saisi de cette question inédite, le Conseil d’État a cependant préféré suivre les juges du fond, en refusant d’admettre le pourvoi dirigé à l’encontre de la décision retenue par la cour (CE (na), 9 déc. 2021, n°446366, Société d’économie mixte locale Paris Seine, concl. C. Guibé).
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